Chercheur impertinent et homme de terrain, ce sociologue appelle à repenser la prise en charge du grand âge en France.
Dans le milieu feutré de la gérontologie, Bernard Ennuyer détonne. Depuis plus de quarante ans, il bouscule, dérange, tout en restant une figure incontournable du secteur. « Il est une référence, ses analyses intéressent à droite comme à gauche », note un journaliste, qui le côtoie depuis longtemps.
Et, pourtant, ce sociologue ne prend pas de gants pour remettre en cause la prise en charge des personnes âgées, qui conduit, selon lui, à une forme de « relégation des vieux ».
Un été chez les petits frères des Pauvres
Ce combat contre l’exclusion ne date pas d’hier. En 1968, alors ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique – « je m’occupais des échangeurs de chaleur à Saclay » –, Bernard Ennuyer passe un été comme bénévole chez les petits frères des Pauvres, puis leur donne un coup de main régulier.
« J’ai découvert la réalité des hospices, la promiscuité, l’exclusion, se souvient le chercheur. À Ivry, 1 500 personnes vivaient dans des salles communes, sans personne pour s’occuper d’elles. Il fallait faire quelque chose. »
À 24 ans, l’ingénieur met entre parenthèses une carrière prometteuse pour entrer comme permanent chez les petits frères des Pauvres. « On faisait tout, diriger des équipes mais aussi pallier le manque de bénévoles : emmener une vieille dame aux urgences, faire les courses, aller aux enterrements, etc. »
« J’ai compris que l’on vieillit comme on a vécu »
L’époque est charnière : dans le sillage du rapport Laroque de 1962, la société française prend conscience de la nécessité de s’occuper des personnes âgées, par de solides politiques publiques. De son côté, Bernard Ennuyer ressent le besoin d’étayer son expérience de terrain – il fonde un service d’aide à domicile, qu’il dirigera pendant trente-deux ans – par un détour par l’université.
« Grâce à la sociologie, j’ai compris que l’on vieillit comme on a vécu : les ouvriers arrivent cassés à la retraite, souvent isolés. Aujourd’hui encore, ils ont dix ans d’espérance de vie en bonne santé de moins que les cadres. »
« On a tout faux ! »
Le seul intitulé du dernier texte de loi le fait bondir : « Adapter la société au vieillissement ». « On a tout faux !, s’insurge Bernard Ennuyer, avec son franc-parler habituel. Plutôt que de promouvoir une politique spécifique, il faut lutter contre les inégalités sociales tout au long de la vie. »
À ses yeux, raisonner en fonction de la barrière d’âge est injuste et inefficace. « Si vous êtes victime d’un accident vasculaire cérébral à 59 ans et 11 mois, vous êtes beaucoup mieux indemnisé qu’à 60 ans. Cela n’a aucun sens. »
« Il place l’humain au centre »
À 70 ans, le sociologue, qui continue à courir le marathon, vit cette discrimination de manière très concrète. « J’enseigne à la fac, explique-t-il. Il a fallu que je dépose un recours devant le défenseur des droits pour être rémunéré car à partir d’un certain âge, on ne paie plus les enseignants ! »
« C’est un empêcheur de tourner en rond, qui agace mais qui joue un rôle de garde-fou essentiel, estime Jérôme Pignier, fondateur d’un site spécialisé (1). Il place l’humain au centre, mettant en garde contre des dérives, par exemple en matière de géronto-technologie. » Et si le consultant lui reproche de ne pas toujours apporter de réponses concrètes, il considère que Bernard Ennuyer pose les bonnes questions, qui font réfléchir.
« Inventer de nouvelles formes de prise en charge »
« C’est mon rôle ! », assume le sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur le vieillissement (2). Sans illusion sur l’impact politique de ses analyses – « Mon audition au Sénat pour le dernier projet de loi n’a rien changé », dit-il –, il espère bousculer les certitudes de ses étudiants et des citoyens qu’il rencontre au fil des colloques.
Ses thèses sont à l’origine des premiers appartements collectifs, notamment à Grenoble, pour des personnes qui anticipent une éventuelle dépendance, tout en souhaitant garder de l’autonomie. Père de deux filles, Bernard Ennuyer en est ainsi convaincu : « La génération des baby-boomers, qui a toujours eu l’habitude de se prendre en main, va inventer de nouvelles formes de prise en charge. »
La sociologue Anne-Marie Guillemard, une rencontre décisive
Une des « rencontres décisives » de sa vie. C’est ainsi que Bernard Ennuyer parle d’Anne-Marie Guillemard, aujourd’hui professeur émérite à l’université Paris-Descartes, dont il a suivi le séminaire « Sociologie du 3e âge » dès les années 1970. « En 1972, Anne-Marie Guillemard est la première à dire : la vieillesse n’est pas un état naturel, c’est une construction sociale », souligne le chercheur. À l’époque, le jeune homme, très investi dans la prise en charge des personnes âgées au quotidien, a besoin de la sociologie pour « décoder » ce qui se passe dans ce secteur et avoir une distance critique. Quarante ans plus tard, il est l’un des rares à s’appuyer à la fois sur une expérience de terrain et un cursus universitaire.